lundi 15 mai 2017

Quelques tableaux

John avait dîné récemment avec des amis, mais aussi quelques inconnus, après un vernissage dans une galerie proche de la place des Vosges. La galeriste l'avait accompagné sur les trois niveaux parmi ces toiles immenses aux motifs incongrus, modernes et pleine de poésie d'après ces dires. Elle avait dû le confondre avec un riche anglais, elle parlait cette langue avec un accent bien français, relativisant la richesse des galeries d'outre-manche, pendant qu'il se contentait d’acquiescer. Deux flûtes de champagne plus tard, son couple d'amis enfin arrivés, il reprenait le cours de ses pensées en langue locale, souriant de ce quiproquo, savourant cette visite privée avec cette brune perchée sur des talons hauts, moulée dans une robe en cuir, surmontée d'un serre-taille en soie bleue d'un plus bel effet. Il la regardait encore dans la foule, elle saluait d'autres clients potentiels.

Aline lui avait présenté d'autres personnes, précisant en quelques mots, la curiosité artistique de chacun. Moderne ou classique, couleurs ou noir et blanc, photos ou toiles d'artiste, elle donnait les liens possibles entre eux pour partager le plaisir visuel de l'art. D'autres flûtes de champagne, deux mignons, en cuir moulant eux-aussi, passaient avec des plateaux de petits fours salés, des mignardises savoureuses quand un tableau inspire le vide, idéales pour remplir la bouche pour éviter de rien avoir à dire. 

Une brasserie, des lumières vives, la foule des tables en pleine discussion, un décor 1900, une grande table réservée pour la troupe des amis, des amis d'amis et quelques autres créatures perdues. John avait atterri à une extrémité, coincé entre deux femmes, l'une dans la vingtaine, artiste introvertie, l'une quiqua, veuve d'un notaire avisé. Deux types de discussion, deux féminités.



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Deux raisons différentes d'aborder la galerie et l'exposition de ce soir, 
L'une vantant son travail à la fin de chaque phrase, la voix descendante, presque convaincue d'être déjà maudite. Obnubilée par les murs de son atelier où elle vivait, dormait, peignait, pleurait, peignait encore sans jamais exposer. Le champagne ne suffisait pas à réalimenter ses futures larmes du lendemain. John compatissait mais riait intérieurement de cette fausse mélancolie pour essayer de lui placer un tableau ou deux. Il finit par promettre de passer la voir, lui demanda son adresse et son téléphone pour venir prochainement. Elle se remit soudainement à manger avec appétit, un sourire léger sur son visage. Sa robe bohème blanche et beige, tâchée volontairement ou non de quelques touches de couleurs, des écailles de ses créations, une écharpe trop grande qui tombait sans arrêt, des baskets, rien de sérieux pour créer du plaisir esthétique à ses yeux, mais il espéra des toiles moins fades pour sa visite.
L'autre plus sage, les ongles avec un somptueux vernis rouge coordonné avec ses lèvres, un visage souriant mais froid, des cheveux clairs, certains grisonnants, elle semblait assumer entièrement sa féminité. Elle lui parla de voyages anciens et récents, seule pour traverser les musées, mais avec le bonheur de ne rendre de compte à personne, même pas ses grands enfants. Elle était libre de voir, de s'arrêter devant un tableau, de le scruter, de déchiffrer les touches, les épaisseurs sur une huile ou de croire aux mouvements légers d'un artiste avec une esquisse au crayon. Son plaisir était bien là, elle qui avait délaissé sa carrière de doreuse d'art pour un hôtel particulier richement doté mais froid. Une vie de mondanités, de décorations malgré tout pour occuper son temps, mais des journées surtout consacrées aux enfants. Alors quand leurs études furent finies, elle s'occupa de ses amies divorcées, de son jardin, espérant emmener son mari dans des expositions, ce lien si fort en elle avec l'art. Il n'avait pas le temps, son travail, toujours son travail, mais aussi le golf. D'ailleurs c'est là qu'il fît son infarctus, laissant la balle immobile dans le trou. 

Elle sourit, suçant la sauce des gambas avec envie et malice. John dégustait un st-pierre sublime de cuisson douce avec quelques rattes de Noirmoutier. Un plateau de fromages, il commanda un magnum de Chevaliers-Montrachet de Chartron pour remercier les amis présents de cette bonne humeur, pour fêter ce vernissage. Les chèvres et un doucereux Livarot étaient en phase dans les papilles de John. Il pouvait écouter avec la bouche pleine les échos de la table. Mais aussi, son regard suivait la gorge pulpeuse de sa voisine. Un chemisier noir original avec des bandes satinées et opaques, des bandes translucides et d'autres en dentelle, que ses yeux gourmets dégustaient aussi. En particulier ce soutien-gorge balconnet qui respirait avec elle, à chacune de ses petites impertinences ou quand elle évoquait tel tableau ou telle sculpture. Une respiration emportée par la satisfaction de trouver dans l'art  une nouvelle forme de jouissance. Oui le champagne est le meilleur moyen d'avouer après une certaine heure, même le plus intime, surtout avec une oeillade complice.

La brasserie se vidait, John salua la galeriste, toujours embrumée dans le smog de Londres, elle le remercia en anglais de sa visite, espérant le revoir si besoin le lendemain pour revoir ensemble chaque toile. Il sourit.

Sa voisine de table attendait, il lui proposa de la raccompagner si besoin, elle le remercia, lui proposant aussitôt de partager une visite de ses tableaux. Mon héritage dit-elle en riant. John suivit ses instructions, rentrant dans la cour pavée de cet hôtel superbe de la rive gauche. Elle sortit pour ouvrir une belle porte en bois, sa jupe croisée s'ouvrit sur un détail qu'il n'avait pas encore saisi.  Des bas nylon.


Il retira la clef du contact, imaginant un gin ou un vieux rhum pour déguster cette nuit devenue petit matin, en regardant quelques toiles, à moins que ce ne fût quelques voiles.


M. STEED